Né à Bab El Oued - 1948 - ALGER

Ce « V » qui veut dire victoire et que vous voyez sur la photo, est le mien. Mais surtout, chers amis de Bab El Oued ou d’ailleurs, ne confondez pas. Je ne veux pas ressembler à ce « général » qui l’a fait avant moi.

Lui, c’était pour nous trahir !!! Moi, c’est pour tout le contraire : oui, c’est à cet endroit que j’ai fait le serment devant Dieu, lors d’une permission de 48 heures que l’Armée Française m’avait accordée en 1962.

Pour ne pas perdre de temps, j’avais demandé à l’Aéronavale de m’embarquer dans un avion qui faisait, à l’époque, des rotations entre Oran et Alger.

A Maison Blanche, j’ai eu de la chance puisque j’ai pu monter dans un GMC de notre armée qui descendait à l’Hôpital Maillot.

Tout le long du voyage, je ne voyais rien : le camion était bâché. Je suis descendu en plein Boulevard des Flandres, devant la Miroiterie Daudet : je regarde l’entrée des ateliers, fermée bien sûr. Je reste un moment figé par les souvenirs des matches de foot que nous faisions dans cette rue du Hoggar.

Je reprends ma marche en direction de ma Cité de la Consolation et passe obligatoirement devant la distillerie des anisettes Berger.

Qui se souvient du slogan de la marque : « Midi, sept heure : l’heure du Berger ! » ? La distillerie est fermée bien sûr !!! Ah ! Un peu plus loin sur ma droite : l’école maternelle, l’école où tous les enfants de la Cité ont usé leur fond de culotte. Je revois instantanément les visages de nos deux institutrices, Mesdames Delporte et Poupon, l’une blonde et l’autre brune. Ces enseignantes hautes en couleur nous ont appris à lire, à écrire, à compter, elles aimaient la discipline et, plus encore, les leçons de ce que nous appelons aujourd’hui « civisme ».

Que dire de la concierge de notre école, Madame Condroyer ? Tout simplement une « seconde maman » pour tous les enfants de la cité. Je me souviens également de cette année 1946, nous avions cinq ans, c’était Carnaval, nos mamans avaient confectionné les costumes : les filles étaient déguisées en infirmières et nous, les garçons, en zouaves (les photos sont sur le site de notre ami Christian Timoner).

Combien d’enfants sont passés par cette école ? Je sens ma poitrine se serrer parce qu’elle est fermée, elle aussi !

Je reprends ma marche lente : je dois monter chez moi, au 72 avenue Malakoff, revoir mes parents. Je croise des algériens que je ne connais pas, quelques drapeaux de l’Algérie Algérienne sont épinglés sur les balcons du côté 72 bis. Ma tête est ailleurs, bien sûr !! Mais le plus dur est à venir, quand j’arrive sous le Mont Blanc (nous l’avions baptisé comme ça), je vois la placette avec ses petits carrelages jaunes, les escaliers devant moi : il faut les descendre. Je ne peux pas : le spectacle est insoutenable.

Des balcons du 72 aux balcons du 74 flottaient des centaines de drapeaux. Les nouveaux locataires étaient très nombreux, ils chantaient je ne sais quel refrain et, moi, je cherchais une ou deux familles pour dire « bonjour » tout simplement. Non, ce n’est plus possible. Les larmes, chers amis, oui, les larmes… C’est dur un tel spectacle… difficile. Mes yeux parcourent les 6 étages, à droite et à gauche : où sont-ils ? En France certainement, et peut-être en Espagne, en Italie ? Comment sont-ils partis ? Sont-ils tous vivants ? Pourquoi cette question ? Parce que j’étais à Oran le 5 juillet et tous les pieds-noirs savent ce qu’a été cette journée : un massacre gigantesque.

Je préfère ne pas y songer. Un long moment de méditation et, c’est sûr, il n’y a plus personne. Je rentrerai en France moi aussi, c’est évident. Je me dis que la France n’est pas si grande que ça puisque l’Algérie fait 5 fois sa superficie.

Eh bien ! Pas de doute je les reverrai. A cet instant, sous le Mont Blanc, j’ai fait ce serment : « Je jure devant Dieu de réunir un jour tous mes amis, toutes ces familles à qui je n’ai pas dit au revoir ». C’était en septembre 1962. Les premières retrouvailles se sont faites en 1982 à Tourves, dans le Var, 20 ans après, c’était le lundi de Pentecôte. Je dois dire, au passage, un grand merci à mon amie d’enfance, J.R. Blot, pour m’avoir communiqué un nombre important de numéros de téléphone. J’ai pu, de ce fait, contacter mes amis et voisins et pas mal de copains de l’école Sygwalt. Mon grand regret est que nous venions de perdre notre maman. Elle n’a pas pu voir ses voisines qu’elle aimait tant.

Le succès de cette journée mémorable a été tel que de nombreux amis m’ont dit « Pierre, il faut faire l’Association de Bab-el-Oued. Tu as commencé : il faut continuer ».

J’ai répondu : « oui, je veux bien » ! Jai demandé à mon grand ami Jean-Pierre Gargiulo, enfant de la Cité, lui aussi, s’il voulait bien faire partie de l’équipe et, de ce fait, être Président de l’A.B.E.O.

Il l’a été pendant plus de vingt ans, mon épouse Christiane a été notre première Trésorière et, moi, un vice Président acharné, combatif.

Et notre seule devise : « Faire plaisir à ce peuple de Bab-el-Oued : des repas dansants toute l’année, les réveillons de fin d’année et, par-dessus tout, nos grands rassemblements à Rognes. Des retrouvailles chaque année et, malheureusement, des absents. Ainsi va la vie !!! ».

Pour finir, mes Chers Amis et compatriotes, je reviens sur cette photo qui vous montre ce « V » de la victoire. Elle a été prise en Octobre 2009.

Nous sommes restés trois jours à Alger, 47 ans après. J’ai voulu me positionner au même endroit, sous mon Mont Blanc pour, tout simplement, dire « Merci » à Dieu de m’avoir donné la santé et le temps d’honorer mon serment fait en 1962. Cette Cité de la Consolation a été le départ d’une belle aventure.

Voilà comment est né l’Association de Bab-el-Oued. Deux enfants de la Cité de la Consolation, amoureux fous de ce quartier pas comme les autres, une équipe montée à la hâte, a fait que chaque année, lors de notre grand rassemblement à Rognes, nous voyons encore de nos jours des enfants du quartier émus aux larmes. Les retrouvailles sont déchirantes, les larmes sont synonymes de joie, soyons fiers, unis, n’ayons pas honte de notre passé. Ce serait détruire la mémoire de nos parents.

Amitiés à tous.

Pierre-Claude FASANO