Né à Bab El Oued - 1948 - ALGER

 

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Pierre-Emile BISBAL

Amidou

Au marché de Bab-El-oued, il faut dépasser l’antre de Blanchette et obliquer vers la droite pour atteindre le magnifique étal d’Amidou. Pour moi, c’est l’endroit le plus intéressant du marché. Quoi de plus beau, pour un enfant de huit ou neuf ans que ce bazar en plein air. Amidou œuvre sous un grand parasol sombre, presque noir. Perché sur une caisse en bois, il trône au centre de son commerce. Il se ménage un étroit passage afin de pouvoir quitter sa citadelle et circuler autour de son royaume pour monter le fonctionnement d’un article ou rectifier l’agencement de sa marchandise. Son étal, savamment organisé, offre une profusion d’ustensiles et d’objets que l’on peut, sans contrainte aucune, regarder, examiner, palper.

Les râpes à fromage, les lacets, les bouchons, les filets à provisions, les multiples couteaux et autres éplucheurs de légumes, les boites de cirage, les décapsuleurs, les tire-bouchons, les cubes de savons, les grosses boite d’allumettes, les martinets aux lanières de cuir inquiétantes, les petits outils, les moulins à café, les égouttoirs en métal brillant ou en plastique coloré, les cuillers de bois, les couffins, les couscoussiers, les gamelles « à étages » pour manger à l’atelier ou au chantier, les récipients de toutes sortes forment des zones où il est obligatoire de fouiner pour trouver ce que l’on cherche. Il vend même de l’élastique carré qui me fait baver d’envie. Cet élastique indispensable à la fabrication d’un lance-pierre. Pour l’instant, inutile de rêver. Ni ma grand-mère ni personne d’autre de la famille ne contribuera à la confection d’un « taouette » digne de ce nom. Trop dangereux un lance-pierre, ça ne fait que crever les yeux des autres enfants !

« Chez Amidou on trouve de tout ». Ce cri, Amidou le lance à intervalle régulier pour éveiller l’intérêt du flot qui circule autour de son commerce. C’est sa marque de fabrique. En vrai bateleur il captive son public de la voix et du geste. Seul Mezrar, avec sa jambe de bois et qui vend de la mercerie à une autre place du marché, peut tenter de rivaliser avec lui pour attirer et retenir le client

Amidou ne se contente pas de signaler l’excellence de sa marchandise comme le font les vendeurs de légumes ou de poissons. Non, il vous félicitera pour l’acquisition d’une nouvelle râpe à gruyère qui modifiera votre vie et celle de votre famille. Il s’active, va de l’un à l’autre et vante sans relâche les qualités de ses produits. L’argent des ventes est avalé par un petit coffret de fer dont il laisse retomber le couvercle produisant un bruit sec qui rythme la cadence des achats.

Mais, à mes yeux, ce sont les longues baleines de sa gigantesque ombrelle qui supportent les trésors les plus inestimables. A chaque armature tendant la toile pendouillent de modestes jouets. Ils sont suspendus à un crochet, retenus par un fil de fer ou tassés dans des filets. Cordes à sauter avec des poignées de bois décorées de cercles de couleurs. Poupées et baigneurs aux sourires figés et aux bras tendus. Ballons de toutes tailles pour le foot ou les jeux de plages. Toupies de bois et, pour les petits, toupies ronflantes métalliques aux flans arrondis et garnis de sujets enfantins. Voitures à friction ou à clé aux personnages dessinés sur les vitres et le pare-brise. Sacs de billes en terre ou en verre, osselets (quatre gris et un rouge) dans leurs boites en plastique transparent. Bâtons de pâte à modeler enveloppés et scellé dans du rhodoïd cristal. Harmonicas rudimentaires dont la peinture rouge ou bleue déteint parfois sur les lèvres. Révolvers de cow-boy vendus avec un ou deux rouleaux de pétards que l’on range dans le barillet. La sèche détonation s’accompagne d’une légère fumée grise à l’odeur piquante. Pour les moins sophistiqués, des pistolets noirs en métal embouti, on glisse l’amorce en forme de confettis avec une charge de poudre en son centre, directement dans le logement recevant le percuteur. Depuis quelques temps une nouveauté vient se rajouter. Ce sont les Houla Hoop, grands cercles rigides en plastique, que les filles font danser autour de la taille.

Depuis plusieurs minutes, je guigne un magnifique petit pistolet à flèche fixé au centre d’un carton rectangulaire décoré de scènes du Far-West aux couleurs agressives. A gauche, un cow-boy, en grande tenue cabre son cheval. A droite, retenues par de petits élastiques, trois flèches de bois avec des embouts de caoutchouc rouge. Au dessus un bison cerné par des indiens porte une cible dessiné sur le flanc. Je n’ai pas du me battre longtemps pour convaincre ma grand-mère de m’acheter cette merveille. J’ai simplement promis de ne pas amener cette « arme » à la placette. « Et oui, m’affirme-t-elle, si l’embout de caoutchouc s’enlève on peut crever l’œil d’un enfant ! » Toujours ce foutu œil crevé…A croire que Bab-El-Oued est la capitale des gamins borgnes !

« Chez Amidou on trouve de tout », l’appel nous suit alors que nous quittons son royaume. Le reste des achats me semble long. Même la dernière halte chez « Rouget », pour prendre des sardines ne me réjouit pas. D’habitude l’examen des différentes sortes de poissons alignés, bouches ouvertes, sur l’étal me captive. Aujourd’hui c’est l’ultime station de mon chemin de croix. J’ai hâte d’être à la maison pour déballer précautionneusement mon pistolet et commencer mon entrainement de chasseur de bisons.

Pierre-Emile BISBAL

Dernier jour

C’est la fin de l’année scolaire. Le dernier jour de classe à l’école Lelièvre. Hier, en fin d’après-midi, la maîtresse a choisi un livre dans sa petite bibliothèque à gauche de son bureau, entre l’estrade et le mur. Elle a lu deux histoires qui parlaient du moyen-âge. Ca sent les vacances. Demain, les bons élèves grimperont sur l’estrade pour la cérémonie de la remise des prix.

Ce matin, en arrivant en classe, l’institutrice n’a pas inscrit la traditionnelle phrase de morale au tableau. Nous nous sommes assis et elle nous a dit de sortir tous nos livres de nos casiers et de les poser devant nous. Nous devons enlever les couvertures salies et aller à son bureau à l’appel de notre nom. Elle examine chaque volume un par un et coche sur sa liste. Quand des pages sont griffonnées il faut retourner à sa place et bien tout gommer ! Quand elle constate que le livre est propre on le pose bien correctement sur l’estrade. Un tas pour la lecture, un tas le calcul… etc. Nous avons consacré toute la matinée et le début de l’après-midi à ce travail. Avant de sortir en récréation la maîtresse a dit : « Pour ceux qui ont perdu ou abîmé un ouvrage il y aura une lettre aux parents afin qu’ils remboursent » Elle énonce la sentence tout en désignant une petite pile de livres martyrisés qui ont rendu l’âme et gisent à l’écart des autres.

Après une récréation d’après-midi plus longue qu’à l’habitude, elle nous fait mettre en rang et, comme à chaque fois, tout en ouvrant la salle de classe, elle dit, « A vos places et sans bruit ! ». Malgré l’ordre de garder le silence, les premiers entrants poussent un cri de surprise. Derrière, dans les rangs, ça bouscule un peu pour savoir ce qui ce passe. Sur certains bureaux est posé un objet. Ce sont des affaires confisquées tout au long de l’année scolaire. Giner retrouve son petit couteau pliant rouge. Ce fut la première prise de l’année. Le jour de la rentrée, Giner avait sa belle trousse à trois volets ouverte devant lui. L'enseignante passait dans les rangs et elle a repéré le couteau bien rangé dans son passant à coté des crayons de couleurs. Elle l’a pris, l’a montré en le tenant en l’air et a déclaré. « Aujourd’hui, je confisque, mais sans punition. Demain, si dans une trousse je vois ce genre d’outil, une lame de rasoir ou une lame de taille-crayon dévissée de son support c’est cinquante lignes à signer par les parents ». Nous avons tenu compte de son avertissement. Farid récupère son superbe lance-pierre avec une fourche en bois bien régulière, de l’élastique carré et un solide morceau de cuir pour tenir les projectiles. Sur la poignée, l’écorce est intacte pour assurer une meilleure prise. Farid le portait autour du cou, caché sous sa chemise mais l’institutrice s’en était quand même aperçue. Cette restitution inattendue rappelle à Farid que son grand frère, à qui appartenait l’engin, lui a fichu une sacrée tannée quand il a su que son magnifique « taouette » était perdu corps et bien. Farid affiche sa joie et sa reconnaissance par un « Merci Mademoiselle, ça c’est bien ! » qui lui jaillit du cœur. La maîtresse fait celle qui n’a pas entendu cette manière peu orthodoxe de l’interpeller. De table en table nous exhibons nos trophées. Pour ma part je retrouve un petit pistolet noir en tôle emboutie qui éclate des amorces rondes au moyen d’une gâchette argentée. Certains, encouragés par l’ambiance générale, commentent l’événement. Pour calmer le brouhaha naissant l’institutrice frappe trois petits coups secs sur son bureau avec le plat de sa règle. « Vous attendrez d’être dehors pour bavarder. Rangez-moi tout ça dans vos cartables ou je confisque à nouveau ! ». Le calme revient. Nous faisons tout disparaître dans nos sacoches. Ce serait trop bête de tout perdre maintenant. La maîtresse ouvre un nouveau livre de contes et légendes. Cette fois elle nous lit des textes sur l’Auvergne. Il est question de pont, de chien et de diable. L’après-midi s’achève.. Sur nos pupitres vides nous avons posés nos cartables, avec, dedans, comme des petits cadeaux, les restitutions de Mademoiselle Martin. Dans quelques instants la sonnerie va retentir et nous quitterons notre classe pour la dernière fois. Les grandes vacances sont à la porte de l’école. La placette nous appelle. Nos jeux nous attendent. Nous patientons. Pendant ces ultimes secondes, règne un silence que nous savourons tous. Nous vivons dans le calme les derniers instants de cette année scolaire. A la rentrée prochaine, au cours élémentaire deuxième année, tout sera différent.