Né à Bab El Oued - 1948 - ALGER

 

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André TRIVES

Le : 11/05/2009 18:29

Noces de BAB EL OUED à TIPASA

J'ai toujours ce besoin incontrôlable de trifouiller dans l'enregistrement de ma mémoire ancienne pour retrouver la salle des archives qui contient tous les souvenirs, les bons et les mauvais. Je pousse la porte grinçante qui me rappelle que cela fais bien longtemps que je n'y suis venu. Dans la pénombre, sans hésitation, je me dirige vers un rayonnage couvert d'une épaisse poussière, et sur l'étagère branlante je saisis la bobine qui renferme les images en noir et blanc d'une inoubliable sortie éducative à la découverte des ruines romaines de Tipasa organisée par notre instituteur du CM2 de l'école de la Place Lelièvre: Monsieur Benhaïm. C'était il y a bien longtemps, 56 ans je crois, et pour moi c'était hier.

Avec l'ensemble des camarades, nous étions excités à l'idée d'aller découvrir ce site historique, et par le fait de ne pas avoir classe ce jour là. Il faut dire aussi, que pour la majorité d'entre nous, partir en véhicule à moteur loin du quartier, était un véritable baptême.

Dès sept heures, on avait pris place dans l'autocar garé rue Jean Jaurès, et Monsieur Benhaïm, tel un épicier vérifiant sa comptabilité, pointait et repointait les présents pour n'oublier personne. Un cri collectif de libération salua le départ et nous regagnâmes le littoral en chantant comme un seul homme toutes les rimes en "A" de notre pataouète: " Faire un tour en pastéra" lança Ferrer pour débuter; et tout le car reprit en coeur:" C'est tata, c'est l'algérois". " Manger de la calentita", cria-t-il à nouveau; amenant à l'unisson la même réplique:" C'est tata, c'est l'algérois". "Monter la côte de la bassetta", " La figa de ta ouella", toujours le même coeur avec les veines du cou prêtes à éclater:" C'est tata, c'est l'algérois". L'énergie débordante et les cris d'exhaltation se calmèrent subitement lorsqu'à hauteur du stade Marcel Cerdan, nous fûmes pour un court instant, muet d'admiration: le boulevard et la mer, côte à côte dans un joue à joue sinueux, déroulaient en perspective des cartes postales animées que nous commentions le nez collé à la vitre.

" L'Eden, l'Eden! Oh, là-bas la pastéra, regardez là, la pastéra!" En contrebas de la route, un pêcheur souquait ferme pour rejoindre le palangre posé à quelques encablures de la plage déserte. Le voyage allait être long. Pour beaucoup plongés dans la fascination, les yeux écarquillés par tant de tableaux de maître, ils découvraient pour la première fois d'un piédestal mobile, la beauté insoupçonnée de leur pays. L'émerveillement était à son paroxisme; l'album de photos en couleur défilait en continu sur l'écran transparent qui avançait. Notre appétit de découverte n'imaginait pas enregistrer pour toujours dans nos mémoires de citadins, le charme exceptionnel de ce coin d'Algérie où la nature ne pouvait échapper à l'omniprésence de la mer. On venait de quitter Bab el Oued et la ville, et déjà, Saint-Eugène, posé comme un balcon sur le large, nous en mettait plein les yeux. Nos deux quartiers limitrophes, unis comme les doigts de la main avaient en commun la protection divine de Notre Dame d'Afrique érigée en vigie au sommet de la colline. Entre Raïsville et le Parc aux Huitres, les façades s'alignaient fièrement comme des amandiers en fleurs dans la pente qui longeait le boulevard surplombant les plages et les calanques. Les consructions se dressaient avec pudeur à l'abri du soleil et des regards derrière des jardins arborés de figuiers et de néfliers. Les fenêtres fixées sur l'horizon azur cueillaient une vue imprenable; elles semblaient se faire la courte échelle pour ne pas manquer une seconde de l'impacte des saisons. De ces nids de verdure embaumés de jasmin, on ne pouvait rater les couleurs que la mer étalait durant la journée: au bleu gris du matin succédait un bleu nacré qui annonçait le triomphe du bleu turquoise de midi. Le bleu lumineux se faufilait dans les contrastes de lumières de l'après-midi avant de faire place au bleu d'encre de la nuit. La permanence du sublime ne pouvait laisser indifférent. On aurait pu raconter Saint-Eugène à la manière d'un conte de fées bien réel qui aurait pu commencer ainsi: " Il était une fois un village aux fleurs parfumées d'iode avec des balcons galbés de lilas suspendus, des vérandas drapées de cascades de bougainvilliers rouges violacés et des terrasses écrasées de soleil avec des linges blancs claqués par le vent du large, donnant l'impression de saluer inlassablement le va-et-vient des marins". Les Saint-Eugénois étaient sans le savoir, les acteurs d'une pièce de théâtre maritime perpétuée depuis des générations où chaque matin un hymne à la joie les réveillait.

Les criques, les rivages de sable blond, les ilots s'enfilaient comme des perles, à la queue leu-leu sur tout le bord de mer. La beauté n'était pas radine, et à midi plein elle scintillait de mille éclats. En quelques virages, on était bien loin des agitations de notre faubourg, du brouhaha incessant du marché, du tintamarre grinçant des tramways et du vacarme lancinant des moteurs et des klaxons qui envahissaient de plus en plus nos rues. La liesse enfantine qui perdurait ne cessait de commenter à haute voix le déroulement du trajet: Sebaoun s'écria:" Raïsville, et un cornet de frites, chaud bien chaud!". Lebon enchaîna:" Le stade, dimanche quand Stépanoff a marqué, on a crié "iiiiilllll'yyyyéééé", les morts au cimetière ils ont bougés". Ayache repris:" La salle des Fêtes, pour le mariage de ma soeur on a fait la bombe à tout casser". Quittard renchéri:" Le Petit Bassin, ici putain on fait des oursins maousse comme des assiettes". Solivérès lança:" Les Deux Chameaux, j'ai un copain, il nage sous l'eau la tête sans respirer du Fauteuil au Charlemagne d'un seul coup." Lozano s'enthousiasma:" Le Parc aux Huitres, mon père il attrapé un poisson gros comme une baleine". Labianca interrogea:" Ma parole, comment t'y a fait pour le mettre dans le four ?" Amara expliqua: " Lavigerie: mon frère il a fait une pantcha du plongeoir de la corniche, il est resté mort dans l'eau un bon quart d'heure".

Dans l'excitation du parcours qui commençait, le groupe était intarissable et chacun voulait exprimer une part de son vécu; comme tous les enfants, nous avions le sentiment d'être le nombril du monde.L'euphorie se partageait de part et d'autre du chemin. Sur la droite, la brume matinale de l'été roulait des fumées opaques jusqu'aux limites de l'horizon. Comme un rituel, le solel embrasait le large pour commencer la journée et la mer dans sa tunique bleue clapotait contre les rochers la douce mélodie des vagues entre l'Eden et les Bains Romains. De partout, des cabanons sobres et modestes, vaporisés d'embruns salés et agglutinés en grappe sur des épérons, se miraient dans les eaux dansantes comme par coquetterie. Ici, ce n'était pas le paradis, mais il lui ressemblait beaucoup. Les ilots de Baïnem-Falaise, dressés comme des remparts sur les eaux argentées, affrontaient allègrement l'écume de colère des tempêtes hivernales. La côte dans sa totalité s'ouvrait en toute innocence aux assauts de la haute mer. Dans le lointain du phare de Cap Caxine, des guirlandes de fumées noires dans le sillage d'un paquebot à destination de terres inconnues maculaient le ciel de rêves incertains. En traversant Guyotville, Jeandet, garçon malingre et rieur déclara:" En août, La Madrague c'est une réserve de Peaux-Rouges, y stappe la gazouze les pieds dans l'eau et la tête coincée dans les baleines du parasol". Les bavards de la classe avaient confisqué la parole et seuls les rois de la tchatche s'en donnaient à coeur joie pour exprimer le trop plein qui bouillait en eux. Le seul lieu connu detous qui fit l'unanimité fut Sidi Ferruch, lieu mythique que fréquentait tout Bab el Oued lors d'excursions traditionnellement organisées les lundis de Pentecôte et de Pâques ainsi que le 15 Août. Le souvenir historique du débarquement de 1830 était loin de nos pensées, seul la forêt des plaisirs que l'on partageait en famille et entre amis depuis des lustres avait un sens et les noms qui nous faisaient vibrer étaient: le Robinson, le Normandie, la plage Moretti et le vivier.

SUITE DE CE TEXTE PROCHAINEMENT SUR CETTE MESSAGERIE

Le : 18/05/2009 17:01

NOCES DE BAB EL OUED A TIPASA (suite du 11 mai dernier)

Toutes les bourgades traversées déclaraient avec fierté leur union à la mer: Daouda-Marine, Fouka-Marine, Castiglione et son aquarium. Un sardinier de retour de pêche avec des hommes affairés sur un monticule de filets, franchissait la passe du port de Chiffalo suivi par les cris d'une nuée de mouettes rieuses affamées. Le spectacle maritime sur notre droite, ne nous faisait pas perdre une miette de la vie rurale qui défilait sur notre gauche, de l'autre côté de la route.

La plaine côtière se découpait en damiers successifs de terres cultivées de légumes et d'agrumes protégées de claies de roseaux et d'espaces caillouteux tapissés de buissons épineux, d'acacias sauvages et de végétation jaunie par la sècheresse. Quel contraste avec les jardins d'hibiscus rouges et d'iris bleus au centre des villages où la profusion de roses accrochées aux façades donnait aux maisons des allures de chars en compétition pour un corso fleuri. La seule ombre au tableau de ce florilège d'images qui donnait à l'été ses couleurs de vacances, c'était l'usine des ciments Lafarge qui dressait dans le ciel de longues cheminées fumantes, juste dans la descente après le Casino de la Corniche en direction d'un petit joyau qui avait pour nom: la Pointe Pescade.Mieux que dans un film, la bobine déroulait une magnifique pellicule de scènes et d'images avec en prime les couleurs de la réalité. A Zéralda, près des Sables d'Or, un groupe de travailleurs échangeaient des rires complices et se désaltérait sous le jet d'une gargoulette à l'ombre d'un caroubier. Un peu plus loin, à la sortie de Tefeschoun, un char à banc se frayait un passage chaotique dans les ornières d'un chemin de terre et transportait des ouvriers agricoles enturbannés dans les champs. A l'orée du village de Bouharoun réputé pour son eau minérale,en bordure d'un champ de céréales, une moissonneuse-batteuse dissimulée dans un nuage de poussière, crachait en saccade des fumées pétaradantes et alignait alternativement sur le côté une botte de paille et un sac de grains. Un peu plus loin, dans les rangs de vigne qui épousaient la pente d'un coteau, un chasseur, fusil en bandoulière, dans le pas de ses chiens, avançait à découvert dans les mottes de terre encore humide de rosée. Partout des collines boisées de chêne-liège et de pins maritimes, jouaient à saute-mouton de loin en loin dans la découpe du ciel immaculé; elles préservaient un peu d'ombre dans la fournais de cet été interminable traversé pr la stridence des cigales. En somme, de notre car transcendé par la liesse enfantine, nous assistions à rien de plus qu'à des moments de vie bannale qui faisaient notre Algérie et dans laquelle on était si bien. Comme dans n'importe quelle région du monde, une journée ordinaire chez nous, ne pouvait se défaire de l'ambivalence humaine à la fois fraternelle et égoïste où charme et disgrâce s'accorde avec pile ou face.

Seulement voilà, dès les prémices du printemps la nature qui se pomponnait des couleurs de l'arc-en-ciel, nous ennivrait d'Algérie. Les amandiers en fleurs badigeonnés de crème fouettée ouvraient le bal des émotions et la campagne dans un sursaut d'imagination répliquait avec les tâches rouge-sang des coquelicots qui, sous l'impulsion de la brise, dansaient au rythme d'une danse espagnole. Le ballet de jouvence se poursuivait avec le jaune cérémonie des boutons d'or qui scintillaient sous les rayons de midi comme des lucioles virevoltantes dans l'obscurité de la nuit. Le souffle d'un air tiède ondulait les tapis fleuris disséminés sur la nappe blonde des blés dans un mouvement perpétuel de va et vient tels le flux et le reflux de la vague le long de la grève. On pouvait penser que le Grand Architecte de l'Univers, artiste-peintre à ses heures perdues, sublimait ses émotions en gambadant sur la terre de chez nous. Le vent vorace inspirait à pleins poumons l'envol des pollens et restituait avec générosité l'odeur des roses, du jasmin et du romarin qui s'imposait ici comme une marque de fabrique. Les coins enchanteurs de cette Côte Turquoise se succédaient telle une pièce de théâtre en plusieurs tableaux où, les spectateurs charmés espèrent que la fin n'arrive jamais pour ne pas détruire le rêve éveillé qui les régalait. De criques tourmentées d'à-pics aux étendues de sable fin parsemées d'algues séchées, de vignes aux raisins muscat gorgés de sucre aux champs labourés de sillons à perte de vue, nous fûmes brusquement saisis dans le lointain entre Marengo et El Affroun, par des alignements d'orangers, de clémentiniers et d'oliviers qui brodaient la plaine de la Mitidja. Soulevant dans l'autocar de l'admiration:"C'est immense, ça nous change du Beau Fraisier et de la Campagne Jaubert". Enfin, Tipasa parfumée d'iode nous apparu dans un havre de beauté prodigieux bordé en tout lieu par le bleu nacré de la mer. Sur la gauche fermant l'horizon, le massif du Chenoua dressé en bouclier, préservait le port des caprices du vent qui désormais, forcissait et moutonnait la crête des vagues venant du large, d'un diadème de première communiante. Nous étions cloués d'émerveillement comme devant un cadeau de Noël. Nous nous apprêtions à visiter un patrimoine de ruines et de monuments anciens figé dans un écrin de verdure que les "colonialistes" Romains ( citation que les Berbères Chrétiens et juifs ont dû employer à l'époque, non?)laissèrent à la postérité dans notre pays.

L'excursion se fit au pas de course sous le chant stridulant des cigales que le vent colportait en blanchissant d'écume les caps de Ste Salsa et du Forum. Les oiseaux en concert répliquaient leur partition à à la cime des arbres, créant une ambiance de gaîté et de joie. Dans ce site majestueux embaumé des parfums d'armoise et de lentisque, les Dieux romains avaient probablement été eux aussi éblouis et fascinés par tant de beauté. N'étaient-ce pas des noces qui se célébraient aujourd'hui entre l'innocence de ces enfants venus de Bab el Oued et l'attrait sublime de cette nature éternelle. Quelques années auparavant un jeune écrivain promis à un brillant avenir, Albert Camus, avait écrit:"Noces à Tipasa" comme un cri d'amour à toutes ces merveilles qui nous entouraient.

Nous suivions Monsieur Benhaïm qui s'efforçait de nous intéresser à l'histoire de la Catacombe des Evêques, du Mausolée Circulaire, de la Grande Basilique Chrétienne, des Grands Termes et de l'Amphithéâtre. Notre imagination sans borne nous faisait entendre les eaux de la Cascade de Nymphée et les cris de la foule enthousiaste dans le Petit Théâtre où le premier spectateur était la mer. Nous apprîmes en fanchissant les portes des ramparts protégeant la ville qu'à cette époque, Alger s'appelait Icosium et Cherchell: Césarée. La pause pique-nique se fit sur un quai du port où nous partageâmes "omblettes de pon de terre", "cocas à la frita", "casse-croûte à l'huile frotté d'ail" arrosé d'un "sélecto Hamoud Boualem" et d'une limonade "Dédé". Et l'incroyable c'était que le banc de pierres sur lequel on déjeunait avait mille huit cents ans. Nous formions un cercle attentif autour de notre maître d'école qui mêlait le geste à la parole pour mieux expliquer les évènements historiques de la période romaine. Ce la n'empêchait pas les rangs arrières de se distraire, le nez levé au ciel pour suivre un vol noir d'étourneaux qui passait, ou cueillir à la hâte une poignée d'arbouses sucrées dans les genêts et les jujubiers sauvages qui jalonnaient le parcours. Monsieur Benhaïm nous expliqua que notre pays avait subit depuis ses origines, un mélange extraordinaire:" Mes enfants, nous dit-il, les véritables ancêtres de l'Algérie sont les Berbères; ensuite se succédèrent des colonialistes de tout le bassin méditerranéen: Phéniciens, Numides, Romains, Vandales, Byzantins, Arabes, Espagnols, Turcs et enfin nous les Français." Mélot provoqua des rires en lançant:" Qui prendra le tour suivant?" La journée à Tipasa s'acheva par un léger détour à travers des champs plantés d'amandiers qui nous mena dans une solitude sauvage au sommet d'une butte où trônait un tas de pierres architectural et impressionnant: le Tombeau de la Chrétienne. Une réalisation de l'époque barbare qui témoignait des hautes valeurs du peuple Berbère. Le retour fut tout autre. Finie la chorale impromptue qui ébranlait le car ce matin avec des "Plus vite chauffeur, plus vite chauffeur, plus vite."La fatigue était passée par là, et le ronronnement du moteur accompagnait la somnolence générale qui s'était emparée du groupe avant Bérard. Plongés dans la léthargie qui avait calmé les plus loquaces, nous revisitions dans nos pensées la page d'histoire de notre pays que nous venions de découvrir dans les pins et les tamaris aux troncs torsadés par le vent. Nous ne pouvions nous défaire de l'aquarelle de bleux lumineux accouplés à l'ocre des monuments qui s'était incrustée dans nos mémoires. Les pierres dressées, les arches, les arceaux et les colonnes Toscanes surmontées de chapiteaux à feuille d'acanthe qui encadraient l'horizon et la mer, formaient d'incroyables tableaux suspendus aux cimaises de la féérie pour l'éternité.

A l'arrivée devant chez "Coco et Riri", Papparlado annonça:"Icosium,Icosium, dernier arrêt, tout le monde descend" et les éclats de rires rappelèrent à nouveau la joie de vivre qui nous collait à la peau. Après tant d'années,surtout les jours gris sous la pluie, je repense souvent à cette admirale balade de lumière avec les camarades du CM2 sur la Côte Turquoise. La fresque sur Tipasa imprimée à jamais dans ma mémoire resurgit dans mes nuits agitées par ma "nostalgérie": la crête des vagues blanchies par le vent, le chant des cigales, l'odeur du jamin et de l'armoise, les accents et les amitiés. Je retrouve intacte la bravoure et l'humanité de Monsieur Benhaïm, qui ce jour là avait délaissé son habit guindé d'instituteur pour devenir le père et l'ami de tous les élèves.

Vous imaginez l'émotion lorsque six ans plus tard, ayant intégré l'Education Nationale, je recevais ma nomination d'enseignant pour l'école de la rue Léon Roches dans le quartier qui m'avait vu naître. Je frappais à la porte du bureau du Directeur pour me présenter. Je n'imaginais pas une seule seconde, que le Chef d'Etablissement qui allait m'accueillir était Monsieur Benhaïm, le maître du CM2 qui avait contribué à célébrer mes noces indéfectibles avec Tipasa. Je retrouvais l'homme qui ne parlait pas avec sa bouche, mais uniquement avec son coeur. L'étreinte et l'émotion furent à la hauteur de l'estime que nous nous portions.

Momo NEMMAS

A toutes fins utiles, il m' a semblé necessaire de vous envoyer quelques informations pour l'idée du glossaire, en espérant avoir contribué à rajouter une pierre à la construction de notre patrimoine commun. Amicalement vôtre. AU COMMENCEMENT…… Au commencement était le bidon-ville. Il s'étendait, en 1871, aux confins d'Alger, au-delà de la " porte de la rivière " (Bab-el-Oued en arabe, Bablouette en langage du cru). Seuls, trois bâtiments en dur dominaient les gourbis : l'arsenal, le stand de tir de l'armée et le lavoir. ---Les maçons qui construisent des maisons dignes de ce nom viennent de Valence ou des Baléares. On voit arriver ensuite d'autres Espagnols, des paysans de la province d'Alicante, qui deviennent maraîchers, des juifs sefardim, auxquels le décret Crémieux accorde la nationalité française, des gitans tondeurs de chiens, rempailleurs de chaises et diseurs de bonne aventure. Les Maltais suivent; certains sont transporteurs, ou meuniers lorsque s'édifie la " cité des Moulins ". D'autres font paître leurs chèvres sur les flancs de la colline de Bouzaréa, au Frais-Vallon notamment, et descendent vendre du lait, à domicile, aux clients. Les premiers mariages mixtes sont célébrés, car les Espagnols ne sont pas insensibles au charme sauvage des brunes maltaises. Cagayous,un héros pittoresque ---En 1900, on peut parler de Bab-el-Oued-les-Deux-Églises. On a, en effet, construit l'église Saint-Joseph, tarabiscotée comme une pièce de pâtisserie saupoudrée de sucre, et cette blanche construction fait face à la silhouette jaune de Notre-Dame d'Afrique - " Madame l'Afrique ", disent les Algériens de la Casbah -, également bâtie, à cette époque, sur les hauteurs. Le tramway, dont les rails suivent la côte jusqu'à la corniche de Saint-Eugène, succède à la voiture à chevaux, aïeule de tous les transports en commun. ---Au début du siècle, de lourdes bâtisses aux façades blanches ou ocre, construites dans un style colonial que l'on retrouve encore aujourd'hui dans les villes hispaniques des Caraïbes, transforment le paysage entre la colline de Bouzaréa et l'étroite bande de sable jaune longeant la mer, face aux " bains Matarese ". Le cceur de cet ensemble est la place des Trois-Horloges, qui doit son nom, en fait, à une seule horloge à trois cadrans, étonnante pièce de fonte surmontée d'une grosse boule blanche.


Le publiciste Auguste Robinet, dit Musette, campe, dans un livre bien vite célèbre, le héros picaresque qui symbolise tout Bab-el-Oued : Cagayous. On voit vivre, dans le petit monde de Cagayous, tous les acteurs bien typés de la commedia dell'arte que joue, pour les autres et pour lui-même, le petit peuple du quartier : Chicanelle, ma soeur, pôvre, qu'elle élève toute seule le petit Scaragolette, Calcidone, le pêcheur d'oursins, Pimient, le marchand de tabac, Coimbra, le fossoyeur, Mecieur Hoc, le facteur, Courro, le fier-à-bras, Bacora, le guitariste, Félisque, le ténor, Embrouilloune, l'Apolitain (le Napolitain), Ugène, le louette (le rusé), Fartasse (le Chauve), tape-à-l'oeil, Gasparette et, enfin, çui-là ---Il était rare, quand on était de Bab-et-Oued, de sortir des limites classiques du quartier. A moins d'avoir une cousine commerçante du côté du marché Meissonnier, " au diable ", comme disaient les Babelouediens. qu'il a la calotte jaune, l'homme qui se cache de la police et dont on ne connaîtra jamais que ce long pseudonyme. -Entre les deux guerres, les Siciliens, qui s'étaient d'abord dirigés sur Chiffalo, et les Napolitains, qui avaient d'abord mis le cap sur Philippeville et Bône, prennent partiellement le relais de l'émigration espagnole et viennent se fondre, avec quelques Français méridionaux, dans le melting pot méditerranéen, dans le grand mélange qui donne à Bab-elOued son originalité pittoresque et colorée. -Si l'on descend l'avenue Durandon, on peut voir que cette frontière sépare le vieux Bab-el-Oued des rivages ibériques, à gauche, du néo-Bab-el-Oued du Mezzogiorno italien, à droite. ---Le pataouète, " ce rameau sur la souche des langues d'oc ", selon l'excellente définition de Gabriel Audisio, continue à forger impétueusement, sur une toile de fond française, sa syntaxe exubérante et son vocabulaire concret empruntant sans complexe ses locutions à l'espagnol - catalan, valencien ou castillan -, aux versions napolitaine et sicilienne de l'italien, au maltais, au provençal, à l'arabe. ---En 1956, l'influence spécifiquement française s'est fortement accentuée et le pataouète, tout en demeurant largement ésotérique pour le francaoui (le métropolitain), s'est tout de même rapproché du français naturel, celui qu'on parle en Beauce ou en Touraine. Un certain vent de modernisme a, d'autre part, soufflé sur Bab-el-Oued, dont la population ne cesse de s'accroître (80000 habitants en 1952, 100 000 quatre ans plus tard). ---Les H.L.M. poussent maintenant comme des champignons sur les terrains vagues et parfois à la place de vieilles maisons rasées. Des voitures de plus en plus nombreuses sillonnent des rues de plus en plus embouteillées. "Taper le bain " ---Le vendredi saint, des cortèges de pèlerin montaient à Notre-Dame d'Afrique. Pour les communion aussi. Un long trajet à pied sous un ciel éclatant, avec un grand déploiement d'enfants de chour et de bannières. ---Mon ami Pedro, sa femme Maria et leurs deux fils, Pépé et Tonio, habitent un logement bien rangé, mais laidement meublé. C'est qu'ils ignorent, Pedro et Maria, les raffinements de la décoration et, au surplus, ils ne s'intéressent guère à l'esthétique, des appartements. Si, à Bab-el-Oued, on aime mieux dihors que dedans, c'est qu'on préfère la beauté de la nature à celle des objets. C'est non pas dedans, mais dehors, sur le balcon, que Pedro va boire son bol de café au lait avant de partir pour le travail. ---Il est caissier dans un restaurant. Son salaire est maigre. Maria, qui va faire ses emplettes au marché des Trois-Horloges, a peu à dépenser et elle marchande dur dans les boutiques, ce qui ne l'empêche pas de tenir, en même temps, de longues conversations avec les commères bavardes du quartier. Les autres familles sont à l'image de celles de Pedro et de Maria. Les citoyens de ---Au-dessus Bab-et-Oued," Climat de France" se mit à pousser comme New York On pourra y loger 45 000 personnes. Majorité de musulmans. Entre Bab-el-Oued et Climat-de-France, le dialogue deviendra vite dramatique. Bab-el-Oued : petits fonctionnaires, petits commerçants, petits artisans, bref, de petites gens. Un monde les sépare des bourgeois de la rue Michelet. ---Pedro, qui se lève tôt, se couche également tôt, mais il réserve certaines heures de ses soirées aux activités musicales et sportives, qui sont multiples à Bab-el-Oued. Accordéoniste, il répète avec les autres membres d'un petit orchestre dans une cave dont les voûtes ne sont pas assez profondes pour étouffer les flonflons, qu'on entend, et de loin, dans la nuit. ---Membre du bureau directeur d'une société de joueurs de boules, il passe, parfois, après dîner, " au bureau " pour régler les problèmes de cotisations, de constitution des quadrettes et de calendrier de championnat. ---Des lourdes responsabilités lui permettent de tenir bon pendant les mois d'hiver, où le ciel, il pleure la pluie, et d'arriver, avec un moral élevé, au temps chaud, marqué par deux exercices essentiels, la sieste et le bain. ---La sieste, explique-t-il, c'est bon avant, pendant et après. Avant, parce que, pendant que je me fais mes additions, je me sens déjà que je dors. Pendant, parce que, pendant le sommeil, les forces de l'homme elles se renforcent. Après, parce que, quand je saute du lit et que je mets mon pied chaud sur le parterre froid, le carreau, c'est comme s'il me fait une caresse ---Au tournant Rovigo, qui n'est déjà plus Bab-et-Oued, le " Bar de l'Abondance ", que le F.LN. mitraillera. La rue Rovigo, qui borde une partie de la Casbah, est très sinueuse et les Algérois lui avaient donné le nom de " tournants Rovigo ". C'est un quartier triste, où les dimanches " crèvent " d'ennui. ---Se taper le bain en bas la mer est un autre plaisir des dieux, surtout si la cérémonie se déroule sur la plage proche du boulevard Guillemin, notre Croisette si Bab-el-Oued ce serait Cannes, autour de l'établissement balnéaire et " festival " portant fièrement le nom de son propriétaire, Padovani. Il ne semble pourtant pas très accueillant, ce rivage: l'eau n'y est guère pure et des oursins aux piquants traîtres se cachent sous les rochers pointus. Si vous aimez vraiment nager, vous feriez mieux d'aller sur d'autres plages, à la Madrague, aux Deux-Moulins, juste là en dessous où il s'arrête l'autobus, à Pointe-Pescade, fief de Raymond Laquière, président de l'Assemblée algérienne, aux Bains romains, à Sidi-Ferruch, au bout du bout de la baie. Mais si vous voulez être à l'unisson de Bab-el-Oued, vous direz, comme tout le monde, Pado, c'est Pado. Pado immémorial, irremplaçable. ---A 18 h 30, l'heure de la " fraîche ", le boulevard Guillemin, avec ses ficus et ses trottoirs étroits, et l'avenue de Bouzaréa, jusqu'à la rampe métallique de l'avenue Durando, deviennent les hauts lieux de Bab-ed-Oued. C'est là, en effet, que la jeunesse retrouve la tradition espagnole du paseo, de l'altière promenade. Pour rire et pour pleurer ---Les couples sont rares. Trois ou quatre garçons, habillés avec une négligence étudiée (Comment que tu le mets, ton foulard? C'est important le foulard), marchent côte à côte sur la chaussée. Les filles, elles aussi, " font l'avenue ", par groupes jacassants et gloussants. On s'observe sournoisement, on s'interpelle avec plus ou moins d'esprit, ou de bonheur. Des clins d'ceil s'échangent, les coups de foudre éclatent. ---Le samedi après-midi ou le samedi soir, Pedro s'en va, avec la famille ou les amis, au cinéma, au " Palace " ou au " Petit-Casino ", mais de préférence, au " Majestic " dont tout Bab-el-Oued est fier parce qu'il possède une belle enseigne au néon, parce qu'il a été construit patriotique, en 1930, pour les fêtes zanniversaires de la conquête et parce qu'il est le plus grand de toute l'Afrique du Nord. ---Le problème de la sélection du film est vite réglé. On choisit, pour les dames, un musical (une histoire chantante et roucoulante, hispanique ou sud-américaine) ou un triste qui vous tire les larmes, à moins que ce ne soit, pour les mâles un aventure (Jim la Jungle, Tarzan, Zorro) ou un wester (les Américains contre les bandits). ---Les hommes prennent les places et s'entassent avec les femmes, les enfants, les couffins, les sandwiches (pour çui-là qu'il a faim à l'entracte et même avant), les oranges, les bouteilles de limonade, les bonbons acidulés, les paquets de cacahuètes et les cigarettes Bastos. La lumière s'éteint. Les " maman " cherchent à faire taire leur progéniture avec un succès relatif. ---Sur l'écran, l'intrigue se noue. Au moment pathétique, quand le traître semble sur le point de vaincre le héros, le public, spontanément manichéen et intensément participationniste, réagit bruyamment, dans un tumulte indescriptible. Le cinéma est dans la salle. Des spectateurs interpellent une ombre, en hurlant : "Entention (attention), Zorro, entention ! Il est derrière toi, il te nique le beignet! (te faire un mauvais sort). Retourne-toi, mets-lui un taquet (un coup de poing) ; prends ton pétard et tire, la mort de ton âme, tire! Mais qu'est-ce ti attends? Si tu le tues pas, c'est lui qui te tue ! ---Le coup de théâtre attendu se produit. Zorro et la justice triomphent. Happy end. Chacun est bien content, mais on a eu chaud ! La "baroufa" ---À la sortie, une baroufa (dispute) éclate, imprévisible, soudaine comme un orage de septembre sur le cap Matifou. . Deux jeunes coqs se dressent face à face Tu te crois, pourquoi que tu t'es payé le balcon plus cher, tu te crois, la mort de tes bis, tu te crois le droit que tu me jettes à moi, que je suis en bas bien tranquille, tes peaux d'orange, tes pluchures (tes épluchures) et tes saletés? Eh bien, zbouba! (bernique!) Je vas t'apprendre, moi, à être propre ! Qu'est-ce tu vas m'apprendre? Tant plus elle parle ta langue vilaine, tant plus i me monte le boeuf, elle me vient la rabia (la colère me prend); approche un peu, si ti es un homme ! ---C'est lancé. L'honneur est en jeu, l'honneur, que c'est plus que le "pèze ". ---Aucun des deux champions ne veut perdre la fugure (la face), d'autant que le public est déjà nombreux. Les injures fusent dans leur diversité infinie, dans leur truculente richesse : Falso! (faux jeton), falampo ! (hypocrite), mesloute ! (crève-la-faim), coulo, caouette ! (pédéraste), va fangoule! va te pilancoul! la figa de ta ouèla! (ici, la traduction braverait l'honnêteté). -Des ansultes (insultes) à la famille, aux morts, à la race et à la religion de l'adversaire, on passe aux coups. -La bagarre dure jusqu'à l'arrivée de la police (contre laquelle un front commun se forme aussitôt) ou jusqu'à l'intervention, plus fréquente, des médiateurs et des conciliateurs : "Allez, basta ! barakat ! (ça suffit). Le défoulement ayant été immédiat et violent, la fièvre retombe aussi vite qu'elle était montée. Parfois, les deux adversaires " se touchent la main " dans une réconciliation sentimentale - aussi brusque, excessive, déroutante, que l'empoignade, déjà oubliée. ---La baroufa prolonge jusqu'à l'âge le plus avancé la période de l'enfance et de l'adolescence où l'éducation collective du groupe enseigne que rien n'est plus important que l'étalage du courage physique, vertu particulièrement prisée en Algérie, et dans les deux communautés. La donnade (explication à coups de poing) entre deux élèves à la sortie de la classe, devant le cercle des condisciples connaisseurs, fait partie de la vie scolaire à Bab-el-Oued. ---Dans la baroufa, l'éloquence lyrique trouve son compte autant que la bravoure. Le goût du théâtre aussi. Chez les femmes comme chez les hommes. ---À propos de bottes d'oignons, de seaux d'eau dans l'escalier ou de la blancheur comparée du linge séchant aux fenêtres, la querelle de palier entre deux commères, fortes en gueule, devient un spectacle haut en couleur et en bruit, gratuitement offert aux voisins accourus dès les premiers éclats du tcheklala (scandale). ---Des voix aiguës portent sur la place publique, avec des commentaires glapissants, les stupres respectifs des familles rivales, depuis la faute publique de l'arrière-grand-mère jusqu'au chômage prolongé et honteux de l'oncle parasite. Les messieurs, pressés par les dames de montrer leur virilité, de combattre, de se jeter dans la mêlée, préfèrent en général réserver pour de meilleures causes leurs " coups de savate " ou leurs " coups de tête empoisonnés ". Les tchatcheurs ---Des cafés, il y en a, à Bab-el-Oued, de toutes les couleurs criardes des devantures ou des fresques naïves décorant les salles. Il y en a pour tous les goûts, politiques ou sportifs, depuis la " Grande Brasserie " pour les amateurs de billard, jusqu'à " Pilor ", pour les républicains espagnols, en passant par la " Brasserie olympique ", la " Brasserie des avenues ", le " Café de Barcelone ", l' " Algéria ", la " Butte ", faussement montmartroise, le " Sélect " - j'en passe, et des meilleurs pour ce qui est de la kémia. ---Amuse-gueule, zakouski à l'algérienne, les ingrédients de la kémia varient selon les cafés dont les patrons mettent leur point d'honneur à " servir une spécialité tout à fait spéciale ". Citons, dans le désordre, les olives noires et vertes, les rondelles de tomate, les carottes vinaigrées, les bouts de fromage en dés ou en lamelles, les saucisses minuscules, le saucisson en tranches, les sardines en friture, les anchois, le " caviar oranais ", les pistaches, les cacahuètes salées, les amandes grillées, les bliblis (petits pois chiches grillés, durs et croquants) sans oublier la loubia, le bol de haricots secs, cuits dans une sauce rougie par le piment et le koumoum (cumin). ---Elle est savoureuse, la kémia. Elle est le complément, le faire-valoir indispensable de l'anisette, qu'elle donne la force, le courage et tout. L'anisette surclasse ses cousins de Méditerranée, le pastis provençal, l'ouzo grec ou le raki moyenoriental. Elle établit un lien chaleureux entre les trois sortes de clients du café, les voyeurs, les joueurs et les parleurs.. ---Les voyeurs s'installent à la terrasse en épicuriens pour boire le soleil qu'il vous dit bonjour et pour lorgner les jolies filles qui passent dans la rue (les femmes, dans les cafés, sont toujours accompagnées), souvent gaies et souriantes. ---Les joueurs, à l'intérieur, font d'interminables parties de dés, de dames, de dominos, de cartes. Ils jouent au rami, à la bisque, à la belote et à sa variante autochtone, le touti, mais surtout à la ronda. ---Espagnoles sont les cartes (copas, les coupes; bastos, les bâtons ; oro, les pièces d'or; espadas, les épées). Espagnols sont les personnages (sota, le valet ; rey, le roi ; caballo, le cavalier, remplaçant la dame, qui n'a pas le droit de paraître en public, même sur un carton), mais les exclamations et les jurons sont typiquement babelouediens. ---Voyeurs et joueurs interrompent de temps à autre, par une intervention goguenarde, le tchatcheur (le beau parleur) qui cherche à subjuguer, par sa parole abondante, des auditeurs complaisants, mais non pas dupes. La tchatche, c'est le bagou. La faconde renforcée par la mimique. Tous les traits du visage de l'orateur bougent et ses mains, elles parlent comme sa bouche... " Quand le mot est absent, quand le verbe se fait attendre, disait déjà Musette, Cagayous supplée à l'indigence de son glossaire par le geste et l'expression du masque. " --Le café, comme on disait en Algérie. Le café, avec l'anisette sur le comptoir, les " kémias " (amuse-gueules) dans les soucoupes et les clients à leur affaires. Les femmes y viennent peu. On y joue sans fin aux cartes. --Au Café de Provence, un ancien combattant décrit, pour la quatrième fois dans la semaine, le froid, qu'il m'a fait souffrir plus que les A llemands, ce jour-là de la bataille de Cassino. Il faisait moins dix degrés à son premier récit, moins quinze au deuxième, moins vingt au troisième. Au quatrième, l'Italie hivernale prend les couleurs blafardes et presque apocalyptiques de la Sibérie. Personne ne croit tout à fait le conteur, mais personne ne lui cherche noise, car la surenchère fait partie d'un jeu unanimement accepté, où le verbe compte plus que le fait, l'imagination plus que la précision et la poésie plus que la vérité. --Une tchatche digne de ce nom est une messe gaie dont la liturgie comporte trois rites essentiels. Le poh! poh! émaille le propos, ponctue tout ce qui mérite étonnement et admiration. Le bras d'honneur (le bras long avec l'autre main dessur le coude, et puis la main ensuite qu'elle tape sec dessur le biceps) lance le défi obscène, insolent, à l'adversaire, à l'adversité, à l'univers tout entier. Le tape-cinq (la paume et les cinq doigts claquant contre les cinq doigts et la paume de l'ami) exprime, au contraire, la joyeuse complicité.Le tape-cinq constitue le finale, l'apothéose du tchalef, c'est-à-dire de l'anecdote, de la gaudriole, de la plaisanterie, de la galéjade, de la bonne blague, du boniment accommodé à une sauce très épicée et d'autant plus drôle qu'il est complètement inventé, bien que le tchatcheur garantisse, sous (faux) serment, son authenticité. ---Le tchalef est l'antichambre du rire, de la bosse, de la pantcha, du ventre de rire. Le rire est le propre de l'homme, mais surtout de l'homme babelouedien, algérien, maghrébin, méditerranéen. Quel Nordique, quel Parisien subtil et compassé comprendra jamais tout ce qui se cache d'élan, de tendresse, de critique concrète et démythifiante, d'autocritique secrète, de désespoir parfois, derrière ce rire-gargoulette-qui-se-vide, énorme, sans retenue, rabelaisien? Cuisine locale --Pedro débouche sur la place du Gouvernement, que les Arabes, ils l'appellent place du Cheval, à cause du duc d'Orléans que, là, sur sa statue, il est équestre. --C'est dimanche, il fait beau, on a envie de se faire beau. --Pedro descend l'escalier vers la mer et va acheter, à la Pêcherie, des moules, un beau rouget, de petites sépias (il dit des " calamars "), des sardines qui seront préparées en scabetche (avec une sauce où se mêlent, en un dosage savant, l'huile et le vinaigre, le sel et le piment, l'ail et le laurier). Il tient à honorer l'hôte qu'il a invité à déjeuner. Repas de famille.Cuisine locale. Maria peut vous présenter une gamme de petits plats de derrière les fourneaux, la soupe aux haricots (qu'on appelle, au café-restaurant Alexandre, en poussant un peu sur le folklore, le " potage symphonique "), les patates douces au four, le riz safrané, orgueil de la cassuela, ou de la paella (comme à Valence), le couscous, que Fatma elle fait pas meilleur, les brochettes. Elle a choisi aujourd'hui la tchoutchouka - ratatouille algérienne où les tomates et les poivrons mijotent très lentement, et surtout, tu oublies pas de casser les oeufs en dessur. --Au rayon de la charcuterie, nous sommes tous des adorateurs d'une saucisse plus fraîche que le chorizo basque. Sa Majesté Soubresade, souveraine grasse et rouge, arrivée à Bab-el-Oued dans les cantines des émigrants de Mahon (Baléares). En pâtisserie, Maria est également imbattable avec son mantecao, gâteau à la graisse de porc et ses tranches chaudes de calentita, un flan fait à la farine de pois chiches, cuit dans une huile un peu salée. Un vin de Mascara, généreux comme les convives, conduit chacun à de digestives béatitudes. --Une inquiétude soudaine tire Pedro de sa somnolence. --- Ho, Maria, aouqu'il est, Tonio? - Je lui ai donné un peu de sous pour qu'il s'achète, le pôvre, du zan (réglisse) chez le moutchou (l'épicier mozabite), et il est parti jouer dans la rue. --- Toujours il joue! Toujours dans la rue ! Total : il va rater son certificat, ce fainéant, ce p'tit morveux ! Jeux d'enfants --Qu'on ne se méprenne pas sur cette feinte colère. Pedro a pour son fils des trésors d'indulgence. Les " p'tits morveux ", les enfants de Bab-el-Oued, sont, en fait, les rois du quartier. --C'est vrai qu'ils jouent tout le temps, au grand air, passionnément, frénétiquement. Ils jouent aux billes, à la toupie; ils utilisent des noyaux d'abricot pour "jouer au tas" (il s'agit de démolir d'une certaine distance, avec un noyau-projectile, de petits tas de quatre noyaux. Celui qui casse le dernier tas ramasse tout le paquet , ou " jouer à la boutique " (le lanceur qui réussit à faire passer son noyau dans des trous d'inégale grosseur découpés dans un carton gagne 20, 50 ou 100 noyaux). --Pour tous ces jeux, l'économie des moyens est remarquable. Pour la morra, les deux mains suffisent. Deux gosses face à face ouvrent en même temps leurs poings avec un, deux, trois, quatre ou cinq doigts tendus et annoncent très fort leur chiffre : pigeon (deux), trikétramblo (trois), quatro (quatre), tchiquenta (cinq), six-six (six), setti (sept), iotto (huit), novi (neuf), ou totalarga (dix). Celui qui a prononcé le chiffre correspondant au total additionné des doigts levés crie Marqua ! Il a gagné. --Vous donnez à deux gamins de Bab-elOued une boîte d'allumettes? Ils jouent aux tchapes (on gagne si la boîte lancée en l'air tombe pile du côté de la figurine, on perd si elle tombe de l'autre côté). Une pièce de monnaie trouée dans laquelle on introduit une papillote de papier devient l'équivalent d'une petite balle qu'un avant et deux ailiers se passent au pied en cherchant à franchir le but gardé par un goal et un arrière. Cela s'appelle jouer au sou, ou au demi-jeu,(note du webmaster : au "sfollet", aussi)le demi jeu n'étant que le parent pauvre du grand jeu, le football. --Celui-ci est, à Bab-el-Oued, omniprésent, triomphant. Il obsède et possède petits et grands. Il ne règne pas seulement sur les stades, mais dans la rue. La rue Mizon, la rue Franklin, la rue Léon Roches, la rue Christophe-Colomb, la rue Fourchault, toutes les rues sont transformées en mini-terrains de jeux par des galopins qui tapent la balle, avant l'école, après l'école, jusqu'à la tombée de la nuit, et que rien n'arrête, pas même le passage des voitures. Seul peut interrompre la partie un coup de pied malencontreux qui projette la sphère de cuir dans la boutique d'un commerçant excédé, ce qui oblige à des négociations délicates :" M'sieur, tu me le rends, mon ballon? A karbi, je te jure, on recommence plus, on s'en va à côté. --À six ans, on apprend à jouer au foot en force (Antoine, quel shoot terribe il a!), ou en finesse (Tu feintes, tu dribbles, tu tchique-tchiques, tu démarques et tu fais la passe, parce que, si tu joues personnel, elle perd, ton équipe). --À quatorze ans, on cherche à " jouer cadet " à l'un des trois clubs locaux, le Sporting (Les bleu et blanc, c'est des lions!), l'Élan ou le S.A.B.O., dont le sigle rustique désigne - finalement - les Sports athlétiques de Bab-el-Oued. --À trente-cinq ans, on pratique encore un peu, mais on passe sa vie comme spectateur sur les stades. --Supporter acharné, Pedro encourage du geste (forcené) et de la voix (hurlante), les " rayés rouge et blanc " de l'Association sportive de Saint-Eugène. Sa ferveur célèbre leurs exploits avec une sublime éloquence et excuse leur défaite avec une mauvaise foi superbe. --À Bab-el-Oued, le lundi de Pâques, il ne reste plus que les chats, d'ailleurs innombrables. La veille, les quatre-vingts boulangeries du quartier ont vendu, par milliers, des mounas, ces gâteaux un peu bourratifs, au goût de pain brioché, couronnés d'une légère pincée de sucre. Le matin, tout le monde est parti " casser la mouna ". --On a mis dans les voitures les miches de pain, les sandwiches jambon, les oeufs durs, les omelettes froides, les tomates juteuses, les cochonnailles, les fruits de saison, les bouteilles de rosé et les gazouzes (boissons gazeuses). On va pique-niquer sur l'herbe, à Baïnem, dans les senteurs toniques de la pinède qui se mêlent à l'odeur de la mer, et on fait la fiesta (fête). Notre mère, la France --La fiesta, le peuple de Bab-el-Oued en est friand. Pour la fiesta, toutes les occasions sont bonnes : les naissances, les mariages, les communions solennelles (chez nous, on est catholiques-superstitieux), les anniversaires, les petits prétextes locaux (par exemple, les banquets des sociétés philharmoniques et sportives et les apéritifs d'honneur, arrosés de la présence de plusieurs conseillers municipaux et d'un parlementaire) et les grandes dates nationales - 14 juillet, 11 novembre -, que ce jour-là, les fanfares elles sortent les musiques, et les anciens combattants les drapeaux et les médailles. --Les enfants des écoles, auxquels les instituteurs aiment à apprendre des chansons martiales " bien de chez nous ", rêvent de vaincre ou mourir avec la République qui nous appelle, de passer par la Lorraine avec des sabots, de défiler avec le régiment de Sambre-et-Meuse ou avec les Allobroges vaillants. Les dictées et les récitations leur parlent de vallées ombragées, de grasses prairies, de fleuves majestueux, de tout un univers qui paraît fabuleux et fascinant dans un pays où la terre est calcinée, l'herbe rare et les eaux de l'oued bien maigres. Si la France est vue sous des couleurs idéales, c'est qu'il s'agit d'une princesse lointaine, presque inconnue de ses soupirants, trop pauvres, en général, pour se payer, même en période de vacances, l'avion pour Paris ou même le bateau pour Marseille. --C'est seulement pendant les guerres, et sous l'uniforme que le Babelouedien traverse la Méditerranée : " Mon père, il a fait Verdun, moi, la libération de l'Alsace. Les seuls moments qu'elle pense à nous et qu'elle nous fait venir, notre mère la France, c'est quand l'Allemagne elle lui tombe dessur et qu'elle a besoin que tous ses fils ils la défendent. Mais qu'est-ce qu'elle fait, elle, quand nous zotes on a besoin aussi qu'on nous défende?" ---Nous défendre contre qui? Contre les Arabes, qu'ils ont bien changé, qu'ils sont plus comme avant. " Avant ", c'est-à-dire avant l'insurrection de novembre 1954, le racisme paternaliste du " petit Blanc " n'excluait pas la cordialité des rapports avec les " amis arabes " que l'on invitait rarement à la maison, mais que l'on fréquentait joyeusement au travail, au café, au stade. Ce côtoiement est attesté par l'abondance des mots arabes dans la langue pataouète. Le " pato " et l'Arabe --En 1956, cependant, la plupart des " amis arabes " ne veulent plus de la fraternité condescendante, ni même de l'égalité qu'on leur promet trop tard. Ils veulent la liberté, qu'ils appellent indépendance. Ils combattent. Ils s'organisent, aux lisières du quartier, dans les immeubles jouxtant Climat-de-France, l'immense édifice rectangulaire construit par la municipalité Chevallier. --Devant ce qu'il considère comme la " montée des périls ", le Babelouedien moyen fait appel au Métropolitain, pato (mot espagnol pour canard). d'après Albert Paul LENTIN