Une parcelle de mémoire.
Il est environ deux heures de l’après-midi. En ce début d’été la chaleur nous tient en otage. Elle s’est installée depuis plusieurs jours. Elle tyrannise tout ce qui vit. La crainte de l’affronter vide les rues. Les façades sont aveugles avec leurs volets clos. Seul le bord de mer offre une alternative acceptable à la déraison du mercure.
A la placette Lelièvre le petit groupe d’enfants que nous sommes préfère l’ombre du kiosque à la fournaise de l’esplanade. Un de nous dit «Y’a un « kilo » qui arrive ! » (C’est par ce nom que nous désignons les ivrognes et les clochards). Nous avons regardé dans la direction indiquée par son doigt.
Ce clochard, je l’ai déjà croisé. C’est une sorte d’artiste. Au fond de sa détresse demeure un peu de fierté. Une flamme petite et vacillante. Une veilleuse dérisoire qui lui interdit de prendre sans rien donner en échange. En effet, dès qu’il perçoit un petit groupe de personne et la possibilité d’obtenir quelques centimes ou une ou deux cigarettes, ce personnage chante. D’une voix éraillée il interprète de petites ritournelles humoristiques de quelques mesures Il progresse lentement. La côte est rude pour lui. Sa marche manque d’équilibre. Par ce temps, comment fait-il pour supporter sa lourde capote militaire kaki ? Deux ou trois poupées, certainement récupérées dans les poubelles, sont accrochées à son habit autour de sa ceinture et sur sa poitrine. Il porte, pendu à son épaule au moyen d’une ficelle, un petit sac de sport en toile. Au bout de ses bras, un cageot contient quelques fruits et légumes provenant des rebus du marché. Il fait halte à l’angle de la rue de Chateaudun et de la rue Jean-Jaures, sur le trottoir menant à l’école en face de la placette. Avec des gestes lents et mesurés saturés par la boisson, il dépose son cageot et se débarrasse de son sac. Il est à une place stratégique. A cette intersection, si les gens passent, il ne manquera pas de public.
Nous sommes quelques gosses à le regarder du haut des escaliers de la placette. Il nous a vus, mais il sait que nous sommes désargentés alors il nous ignore et reste muet.
Malheureusement, personne ne vient. Il est trop tard ou trop tôt et la rue demeure désespérément vide. Cette vaine attente lui fait perdre son combat contre la chaleur et l’alcool. Il renonce. Il appuie son dos contre le mur. Se laisse couler le long de la pierre jusqu'à se retrouver assis par terre. Il incline sa tête vers sa poitrine, croise ses bras sur ses genoux et y pose son front. Il ne bouge plus. Il dort.
Je n’ai jamais su son surnom, à plus forte raison son nom. Je ne revois pas son visage, juste une maigre et longue silhouette couverte par une capote militaire crasseuse avec des poupées accrochées au tissu. J’ai l’impression que c’est un vieil homme, mais il est souvent difficile de donner un age à ces errants.
Pourquoi ai-je eu besoin d’évoquer ce reflet, installé dans mes souvenirs. Un demi-siècle après il n’a pas lâché prise. Depuis toutes ces années, il dort, dans la chaleur de l’été, à l’angle de ces rues.
Certainement parce qu’il faisait parti de ce tout que nous formions. Il tenait sa place dans ce mélange de races, d’ethnies, de nationalité, de religions, de statut social, d’opinions politique caractérisant Bab-El-Oued. Nous avons tous dans nos mémoires un ou plusieurs de ces fantômes broyés par la destinée. Ils ont frôlés nos vies et leur particularité a laissé son empreinte dans nos mémoires. Suivant le personnage et la situation nous les avons aidés, raillés ou pire, consignés dans une cruelle indifférence.
Pour moi, le manque d’Algérie se traduit par un puzzle que je m’évertue à reconstituer souvenir après souvenir, émotion après émotion. Dans ce puzzle, il n’y a pas de pièce mineure. Je prends donc le temps de poser celle-ci à la place qui lui revient.