MERZAK Tamene
dimanche 26 février 2012 - Bibliothèque des trois horloges
Le : 12/02/2011 22:53
A l'intention de Nacéra, de toute la Clique des Messageries, et de tous les enfants de Bab El oued, disséminés à travers le monde.
Kaouène (Le boîteux)
Encore ce fameux troncon de l'Ave Malakoff.
Qui ne connait Kaouène? Un brave homme boîteux, qui faisait partie des résidents de la plage. Son logement était une barque renversèe, posée sur deux amas de pavés et recouverte de bâches.
Il ramait chez Baptiste le pêcheur aux Bains de Chevaux, et menait une vie humble, paisible et sereine. Il était toujours habillé d'une longue blouse grise et souvent on le voyait Bd Pitolet avec le père à Andrée, tenant de longues discussions (probablement sur la mer)
Il nous a vu grandir à tous, et tout le monde l'appréciait à sa juste valeur. Si par hasard,quelqu'un lui posait une question sur sa famille, il répondait invariablement, aprés un long silence: vous êtes tous ma famille. Il faut dire qu'il était recu dans toutes les familles du quartier (dont la mienne) toutes confessions confondues.
Il était sobre, conciliant et faisait penser aux JAÏNS en Inde qui préfèrent balayer le chemin devant eux, plutôt que d'écraser par mégarde quelque petit insecte invisible.
D'aucuns se moquent d'eux, moi, tout le premier, bien que je les respecte et les envie.
Aprés 1962, il a tenu un petit magasin rue Lavoisier, "Dépôt de pain et limonade". Juste pour survivre, comme il disait. Ce magasin lui tenait lieu d'habitation aussi, et ressemblait à une cellule de moine.
Il en avait les dimensions restreintes et le mobilier sommaire. Il semblait que le temps s'arrétait là, pour s'y reposer et méditer. Je ne manquais jamais de lui rendre visite à chaque passage à Alger.
Kaouène est décédé rue Lavoisier entouré de tous ses amis (sa famille) laissant un vide immense dans ce petit bout de quartier.
Peu de gens savent qu'il s'appelait Lahlou Rabah.
Le Manchot.
Toujours sur ce petit troncon, vivait un homme, Le Manchot, un ancien combattant ayant perdu un bras, et survivant tant bien que mal, avec les moyens du bord.
Il était toujours accompagné de "Yeux Rouges" qui nous impressionnait et bien qu'inoffensif,nous terrorisait. Pourquoi Yeux rouges? Et bien tout simplement pour la couleur de ses yeux, et tout le monde ignorait son nom.
Ces 2 joyeux lurons étaient toujours sur la plage, à rire et à plaisanter, sans avoir oublié auparavant de passer dire bonjour à Mr Pons, épicier, chez qui ils pouvaient s'approvisioner en vin, et pendant les fins de mois pénibles, en alcool à bruler.
Aucun jugement à porter, car, "Pour grands que soit les rois, ils sont ce que nous sommes."
Merci Corneille!
Sur la plage, il y avait Baptiste et ses pastéras. Il pratiquait la pêche au bouliche, que certains appelaient pompeusement la pêche à la seine. Baptiste était je crois ,content de son sobriquet."Jacky 3 doigts" car il n'en avait que 3.
Kaouène, un ami au Papa d'Andrée, s'occupait des rames, et pour tirer le filet, Baptiste faisait appel aux résidents de la plage. Drimouche, Rouget, Choucha...la liste est longue...
J'aimerais rendre un hommage à ces hommes et cette femme qui vivaient de la mer, et ont accompagné notre enfance.
Pour des raisons évidentes, Le manchot ne participait pas, mais comme nous tous, il attendait sur le parapet du Front de Mer, car on savait qu'aprés "le tri" et la vente, le reste finirait sur un feu de bois, où, tous étaient conviés.
A chaque fois que je passe dans le quartier, je suis envahi par un sentiment de désarroi imprécis.
Ni accablement ni désespoir, non, seulement une sorte de mélancolie que je n'ai pas encore appris à combattre.
Latrèche (Le sourd)
Dans ce petit troncon de l'Ave Malakoff entre Santamaria et le magasin La Mer, vivaitun homme d'une force herculèenne, sourd, que nous avons toujours connu sous le nom de Latrèche. Nous, petites pestes de l'époque, on faisait tinter des pièces de monnaie pour vérifier, mais cela ne marchait pas toujours.
Les habitants du quartier employaient sa force pour des travaux de peine, transport,déménagements etc...
Il dormait dans un petit dépot avec son compère "Le Caporal", un autre calibre, dont nous parlerons ultérieurement.
L'âge est une lumière plus ou moins vive sur un visage. L'angoisse l'éteint. Il n'avait pas d'âge car il avait toujours le visage lumineux et le sourire aux lèvres..
Au fait quelle langue parlait-il? Il proférait toujours des paroles inintélligibles, et souvent il piquait des crises de colère dans un mélange d'arabe, d'italien, d'espagnol et de kabyle.
Tout le monde lui envoyait une " assiette " recouverte d'une serviette de table qu'il partageait généreusement avec Le Caporal qui, lui, préférait un litre de vin à la tirette de chez Mr Papallardo. Il faut dire que Latrèche ne buvait pas.
Je ne sais pas si ce genre de personne existe encore, aujourd'hui où l'éphémère, la facilité et le jetable sont de règle.
Je crois que sa vie a été plus riche que celle de ceux qui s'imaginent tout avoir en se dispersant.
J'ai envie de dire "merci". Merci pour l'exemple, pour l'humilité, la discrétion, la gentillesse et surtout la générosité de coeur et d'esprit.
C'était des personnes d'une autre époque. Pourquoi dit-on cela de ceux qui réunissent ces belles qualités? Notre époque n'en produirait-elle plus?
Je m'excuse de la longueur de ce texte, et bonne soirée à toutes et à tous où que vous soyez.
Merzak.