André TRIVES
mardi 3 mai 2011 - Bibliothèque des trois horloges
Pierrette a émis un souhait de faire revivre les "gens de bien" que notre quartier a généré avant 1962; l'idée est excellente et ma contribution s'intitule: BAB EL OUED: l'oeuvre inachevée.
"Le professeur Pierre GOINARD expliquait l'Algérie qu'il avait dans son coeur:" A chaque saison l'enchantement se prolonge: bref hiver lumineux et doux, déjà fleuri, printemps précoce, exubérant dont avril est l'apothéose; pendant l'été moite et parfois incandescent la mer, aux délicieuses tiédeurs, rafraîchit les après-midi par sa brise, et l'automne ramène le printemps. Durant l'année entière des parfums se succèdent d'une intensité sans pareil, senteurs de la mer, des jardins embaumés, de la première pluie sur les terres desséchées, des pins et des cyprès chauds accompagnées par les stridences continues des cigales durant les jours du long été. De longues plages, devant des vagues au bleu différent d'ailleurs, alternent avec les criques intimes, aux fonds chatoyants sous des eaux transparentes, et de grands promontoires sculpturaux. Les oeuvres des hommes ajoutaient à la beauté des collines et des plaines côtières: rectangles de primeurs en bordure de la mer abrités par des claies de roseaux, plus soignés que des jardins, vignobles en longs alignements impeccablement entretenus, vergers d'agrumes compacts et lustrés dans leurs hautes enceintes de cyprès..."
A l'image du pays, Bab el Oued étalait ses charmes et poursuivait des progrès constants: plus rien à voir avec ce faubourd du début du siècle qui accueillait au bassin de la Bassetta les mules des carriers de Valence et les chèvres des Maltais. Fini les hennissements joyeux le long de la plage où les Messageries remisaient leurs diligences et les chevaux débarrassés de leur harnais contraignant s'ébrouaient dans le ressac des vagues. Disparue la Compagnie Lebon et l'éclairage vacillant des becs de gaz. Terminé le charroi des chars à bancs transportant les pavés qui transformaient rues et avenues. Des bruits nouveaux se répandaient dans la ville: le lancinant klaxon détrônait le claquement sec du fouet, le ronronnement des moteurs se substituait au martèlement des sabots; et partout les chants des ouvriers accrochés à la façade des nouveaux immeubles, colportaient l'entrain et la joie au travail.
La modernité et son cortèges d'améliorations bousculaient les usages et prenaient place définitivement. Dire" que l'on avait beaucoup fait et qu'il restait beaucoup à faire" relève d'une banalité, sauf à préciser que la lente évolution du progrès résultait de l'effort et des sacrifices de toutes les femmes et de tous les hommes de toute origine sans exception, du plus humble au plus grand et qui croyaient à la générosité de leur terre nourricière. Chacun avait apporté sa contribution à l'édifice qui se construisait pas à pas ou plutôt, goutte à goutte comme la stalactite ou la stalagmite d'une grotte souterraine dont on admire le gigantisme et la beauté qui en découlent grâce au temps éternel.
Le temps vécu à l'échelle humaine est si peu de chose par rapport au burinage infini orchestré par la nature. Ce qui, il faut bien le reconnaître ne nous permet pas d'entrevoir l'oeuvre achevée; on agit pour transformer les réalités dépassées, les changer et ce sont les générations suivantes qui en profitent. Combien d'avantage avons-nous quantifiés au cours de notre vie et qui provenaient de la sueur et du sang de nos aïeux ? Ainsi va la vie où tous les hommes ont un destin commun; ils additionnent patience et ténacité, abnégation et courage, espérance et désespoir et aboutissent inéluctablement de la vie à la mort. C'est bien ce temps générationnel qui a tenté de bâtir le Bab el Oued qui obsède nos nuits aujourd'hui; combien de Pierre, de Khalid, de David, de Paolo et de Roberto ont quitté définitivement le quartier pour les étoiles sans avoir pu se réjouir du fruit de leur travail. Ils ont rempli les cimetières de St Eugène et d'El Khettar pour que leurs enfants aient une vie meilleure. Eux savaient que les bons doivent s'accomodaient avec les mauvais, que les forts doivent aider les faibles, que les grands ne sont grands que lorsqu'ils soutiennent les petits, que la Liberté, l'Egalité et la Fraternité ne doivent pas rester que des mots, que l'injustice et l'ignorance sont des combats de tous les jours.
C'est en pensant au professeur Pierre GOINARD, fondateur de l'hôpital Barbier Hugo à Bab el Oued que je ressens une imprescriptible envie de rendre l'hommage qu'il convient à celui qui a écrit une belle page de l'histoire du quartier. L'oeuvre de cet éminent neuro-chirurgien, fils et petit-fils de médecin, homme de coeur et grand humaniste au service de tous et particulièrement des plus déshérités est immense.
Souvenons-nous de ce bâtiment situé en lisière de l'hôpital Maillot, à l'angle de la rue Cardinal Verdier et du boulevard de Frandre longeant le cimetière de St Eugène. C'est la Croix Rouge Française peut avant la guerre de 1939, qui avait installé un Dispensaire appelé Barbier-Hugo. Après le débarquement anglo-américain de 1942, Alger, capitale de la France en guerre eut à faire face à tous les besoins médicaux et chirurgicaux militaires et civils. L'autorité militaire réquisitionna le Dispensaire Barbier-Hugo pour la neuro-chirurgie, spécialité d'avant-garde et n'étant pratiquée encore en France qu'à Paris, malgré le développement de la faculté de médecine d'Alger devenue l'une des toutes premières de France. C'est le professeur Antoine Porot, fondateur du centre psychiatrique de Blida-Joinville qui dépêcha à Paris le jeune professeur Pierre GOINARD à l'été 1942 malgré l'occupation allemande, pour s'instruire de cette discipline auprès du professeur Clovis Vincent qui en été le pionnier. De retour en octobre 1942, le professeur GOINARD, mobilisé comme médecin-capitaine fut naturellement désigné pour assurer le traitement des blessés crânio-cérébraux à l'hôpital Barbier-Hugo. Tous les blessés étaient acheminés des théâtres d'opération ( combats de Tunisie, de l'Ile d'Elbe, d'Italie et plus tard en 1944 de Provence) vers Bab el Oued. Le général EISENHOWER basé alors à Alger rencontra le professeur GOINARD pour lui adjoindre un neuro-chirurgien américain expérimenté du Mount Sinaï Hospital de New York, le professeur James Lawrence Pool afin de répondre à la tâche grandissante. Un travail remarquable fut accompli aussi bien en direction des blessés de guerre que des civils qui bénéficiaient des dernières technologies; L'installation d'un bloc opératoire ultra moderne, soixante-quinze lits pour toutes catégories sociales, des appartements pour héberger les infirmières qui travaillaient sept jours sur sept, faisaient de cet établissement qui dominait les jardins de l'hôpital Maillot et la mùer, le plus important et le plus performant de France. A Paques 1951, la Fondation Barbier-Hugo recevait sa consécration par le cinquième Congrès de la Soctété Française de neuro-chirurgie dont le professeur Goinard avait été le fondateur; journées brillantes et chaleureuses qui se déroulèrent sous un soleil de plomb où l'été précoce s'était déjà installé sur Bab el Oued.
Le professeur GOINARD, grand serviteur de son pays: l'Algérie, a oeuvré toute sa vie pour le bien de toutes les communautés. Il était fier de l'oeuvre française accomplie par toutes les générations de médecins sortis de la faculté de médecine, la seconde de France après Paris. Cet homme remarquable de simplicité, au comportement de chevalier, m'expliquait son désarroi d'après 1962:" Les médecins pieds-noirs ont fait dans leur exil le bonheur de toutes les facultés de France, mais c'est l'Algérie mon pays qui en avait le plus besoin." Homme clairvoyant et épris de justice, il n'était pas dupe des efforts que l'administration française devait entreprendre pour réduire les inégalités. Il était ravi et fier d'être Président d'honneur de l'ABEO dont il estimait que le quartier de Bab el Oued avait un impérieux devoir de regrouper ses enfants au sein d'une association. J'avais organisé sa venue à Rognes pour la dédicace de son livre d'amour :" Algérie, l'oeuvre française" aux éditions Robert Laffont.
Il s'est éteint le 31 janvier 1991, quelques jours après m'avoir remis ces notes sur l'hôpital Barbier-Hugo parues dans le journal de l'ABEO. Nous étions six enfants de Bab el Oued à lui rendre un dernier hommage en déposant son cercueil dans le caveau familial au cimetière St Pierre de Marseille. Son plus grand regret: ne pas avoir été enterré avec les siens dans son Algérie natale.
Voilà pourquoi, consciemment ou inconsciemment, nous éprouvons une grande fierté d'être un enfant de Bab el Oued; nous sommes héritiers de valeurs humaines dispensées par ces altruistes immodérés, notables ou anonymes, qui ont modestement et inlassablement durant toute leur vie, mis leur petite pierre à la construction d'une belle fraternité et d'un peuple nouveau aujourd'hui en voie de disparition.