Henri CAZARO
samedi 12 mars 2011 - Bibliothèque des trois horloges
J'ai trouvé ce témoignage troublant, une pensée pour nos disparus qui y ont cru jusqu'au bout...........
Mur des Disparus : recueillement à Perpignan
Le coeur serré par l'émotion, les plus proches parents de ceux dont le nom a été gravé dans le marbre du Mur des disparus ont laissé libre cours à leur détresse. Après 45 ans de silence, entre pudeur et cri du coeur, ils ont laissé leurs larmes dire ce que les mots sont impuissants à exprimer.
Cher papa. Je me souviendrai toujours de cette journée du 20 juin 1962. J'avais dix ans, tu en avais quarante..."
Cher papa : deux mots simples brisent le silence. Restent suspendus dans l'air, malgré les efforts d'une tramontane prête à les emporter au loin. Ébranlent ces corps jusque-là drapés dans une dignité douloureuse. Et finissent par distordre ces visages, qui s'étaient pourtant promis de rester forts.
L'histoire de ce petit garçon, écrivant à cette ombre qui a pour nom papa, c'est la leur. Celle de leur propre père, de leur mère. De leur grand-père ou de leur femme. De leur oncle, cousine, ami, fiancé. L'histoire de ce bout de leur vie dont ils se sentent amputés... "Nous ne saurons jamais si tu es mort, où, et comment, et si tu as souffert !" La voix se brise derrière le micro. Les larmes débordent des lunettes noires. Et même sous les couvertures de survie, seules taches d'or dans un océan de grisaille, on distingue clairement les reliefs que forment ces mains qui se serrent.
"Je m'étais promis de ne pas pleurer"
"Juin 1962... novembre 1956... avril 1962... printemps 1957... juillet 1962..." La litanie semble ne pas avoir de fin. Noms. Lieux. Dates. Âges. Pris au hasard d'une liste tissée de drames. Évocation de fantômes qui font tressaillir ceux qui n'ont cessé de penser à eux depuis quarante-cinq ans.
Il est temps, semblent dire les sanglots silencieux. Il est temps de pouvoir dire au revoir à autre chose qu'à un souvenir.
Sur son fauteuil, poussé doucement par sa femme, Boris répète, inlassablement. "Pour rien au monde... Pour rien au monde...". Pour rien au monde, il n'aurait manqué ce rendez-vous. Depuis que la maladie lui a fait élire ce fauteuil pour assise permanente, c'est son premier voyage. Un voyage de Lyon à Perpignan, dit-il. Ce qu'il ne dit pas, c'est que son voyage, il le poursuit jusqu'en Algérie, sur la route du souvenir. À l'époque où Boris courait sur d'autres rivages. "Aujourd'hui, j'aurais voulu être sur mes deux jambes. J'aurais dû être sur mes deux jambes", assène-t-il, comme pour dire qu'il s'est passé trop de temps. Josette a passé son doigt sur ce nom. Martinez. Comme pour le graver dans sa chair. Et son doigt s'est mis à trembler. Le tremblement a gagné tout son corps. "Je m'étais promis de ne pas pleurer", articule sa bouche derrière un rideau de larmes. Son père avait l'intention de rester. On lui avait dit qu'il pouvait rester. "Mais ils n'ont pas voulu de lui..." "Aujourd'hui, j'enterre mon père..."
Viviane est pétrifiée. Viviane n'est que larmes. Elle avait 17 ans, le jour où elle a vu son père pour la dernière fois. "Aujourd'hui, j'assiste enfin à son enterrement". Elle voudrait dire autre chose, Viviane la Marseillaise. Elle voudrait dire l'indicible. Et c'est dans un seul souffle qu'elle finit par dire comment sa quête de quarante-deux années a brutalement pris fin : "Le quai d'Orsay a fini par m'envoyer le rapport de la Croix-Rouge, sans un mot d'explication, sans précautions. Froidement. Disant que mon père a été égorgé et jeté dans le four d'un hammam..." Viviane s'écroule dans les bras d'Élise. Des larmes plein les yeux, Elise n'est pas seulement venue soutenir une amie. Élise est venue, comme elle dit, reprendre son identité. "J'avais quatre ans. Avec mon père, c'est mon enfance qu'on a volée. C'est mon identité qu'on a enterrée, pendant quarante-cinq ans ". Élise, elle aussi, a reçu le rapport de la Croix-Rouge. Son père aurait été vu vivant, un mois après sa disparition. "Et qu'est-ce qu'elle a fait pour lui, l'armée ? Hein, qu'est-ce qu'elle a fait ?" Dans ce petit bout de Perpignan, les yeux rougis par trop de larmes le disputent aux colonnes vertébrales raides de trop de pudeur.
Une pudeur que partagent Mohamed et Kader, venus simplement dire merci au nom de tous les harkis sans nom et sans sépulture. "Il ne faut pas oublier qu'on a été oubliés, disent-ils. Les harkis qui ont été honteusement abandonnés, c'étaient nos frères et nos soeurs".
Leurs frères et leurs soeurs. Les pères de Josette, de Viviane, d'Élise. L'oncle de Christiane, qui a disparu en revenant de l'enterrement de sa propre soeur. Les enfants sans parents, et les parents sans passé.
Hier, à Perpignan, les chemins de la douleur ont fini par croiser la longue route du souvenir.
Barbara Gorrand